Il est des œuvres dont le temps renforce l’actualité. Ce sont celles des artistes qui ont œuvré en pionniers, comme les Defraoui. Novateurs, en effet, ils le sont à plus d’un titre. Par leur exploration de matériaux et de processus inédits d’abord, privilégiant les motivations conceptuelles sur les considérations purement esthétiques. Par leur enseignement ensuite, car l’atelier « media mixtes » qu’ils ont dirigé à l’école supérieure des beaux-arts de Genève a apporté un décloisonnement des pratiques, délaissant l’apprentissage spécifique au profit de la réflexion, de l’échange et de l’engagement personnel, ce qui a donné une impulsion décisive à la scène artistique genevoise. Par leur « communauté de production » enfin, la création à deux, répandue par la suite, étant un choix peu courant au moment où ils s’y engagent. Actifs dans le champ de l’art dès la fin des années 1960, c’est en 1975 qu’ils décident de travailler ensemble, entamant dès lors le grand cycle des Archives du futur, que Silvie poursuit seule depuis le décès de Chérif. Le choix de produire à deux, comme celui de ce titre générique, est révélateur d’un des moteurs de leur création, la dualité dans des oppositions complémentaires. « C’est une œuvre construite dans la durée et la diversité. Avec le temps, ce travail a pris la forme d’une traversée, dont les pièces constituent un moment particulier dont les titres sont les boites noires qui les accompagnent. Ce sont les chapitres d’une mémoire organique. », expliquent-ils. La question de la mémoire, ou plus exactement des mémoires, la collective et l’individuelle, est un des pivots de leur travail. 

Si le FCAC a acquis Table des matières (les cendres), en même temps que d’autres œuvres des mêmes artistes, c’est en raison de l’importance de Silvie et Chérif Defraoui sur la scène genevoise et au-delà. Cette pièce est une des toutes premières de leur collaboration. A cette époque, les deux artistes avaient collecté de nombreux objets et indices en Espagne, où ils avaient longuement vécu, qu’ils utilisaient dans leurs travaux. Leur atelier se trouvait dans des collines entourées de vergers, de vignes et de forêts de pins. C’est de là que proviennent les végétaux que l’on trouve dans cette pièce. La couleur et la texture de chaque cendre est différente, ainsi que leur composition chimique. Selon Silvie Defraoui, cet ensemble de 50 essences différentes rend hommage au paysage de cette région de la Catalogne, qui se transforme lentement sous la pression de la ville. Dès l’origine des Archives du futur, avec des photos et des objets trouvés, en relation étroite avec leur lieu de vie, Silvie et Chérif Defraoui collectent et préservent des traces, qui témoignent donc du monde qui les entoure et dont ils suivent le mouvement en observateurs attentifs. Et là aussi, ils ont anticipé sur une posture très présente dans l’art d’aujourd’hui : celle de l’identification de l’œuvre à l’archive. (DD-2012)